Photographiée, commentée, publiée… À peine servie, l’assiette de noix de Saint-Jacques à la truffe sur crème de céleri est instantanément digitalisée par vos soins avant d’être jetée en pâture aux réseaux sociaux.
Dans l’immédiateté du geste qui ne saurait attendre, ces quelques clichés, accompagnés de votre prose,
vous feront manger froid.
Ce que l’on fait, ce que l’on regarde, ce que l’on vit, ce que l’on consomme. Entre volonté de partage et narcissisme à peine déguisé, notre cher smartphone est l’outil parfait d’une propagande personnelle qui nourrit l’égo. Il trouve dans la restauration un terrain de jeu idéal. Avec ces moments de pur plaisir sacrifiés sur l’autel du « Tout, tout de suite », la gastronomie en perd sa saveur. Dans cet excès de communication, qui nous projette dans un futur proche fait de « likes », que reste-t-il de l’instant présent ? Loin derrière nous ce « Carpe Diem » porté en étendard par les néo-bobos et qui présente un autre paradoxe de l’homo sapiens du 3e millénaire.
Détox digitale pour plaisir d’un Art de Vivre retrouvé.
Malgré l’instagrammabilité de mon restaurant préféré, j’ai donc décidé d’y manger seul ce soir. Sans compagne, sans amis, et surtout sans portable. Un moment Epikourien en solitaire. Installé à la table numéro sept, qui offre la meilleure vue sur la salle, je peux profiter pleinement des deux heures qui vont suivre. Pas de spectacle à proprement parler, mais une forme de théâtre orchestré au nom de l’Art de Vivre à la française. Ballet du service, défilé des assiettes, harmonie de l’accord mets/vins. Je prends mon temps pour apprécier la qualité du dressage, l’inventivité du plat, l’ingéniosité des associations. J’observe, tends l’oreille et savoure les tranches de vie jouées par d’autres clients. Un épisode incomparable. Un bon restaurant doit être un moment mémorable de dégustation, de surprises, pour savourer le temps qui passe. Ne parle-t-on pas maintenant d’expérience client ?
« Celui qui connaît l’art de vivre avec soi-même ignore l’ennui ».
Erasme
Les yeux grands ouverts, je suis persuadé que les neurones de mon appareil photographique cérébral sont plus puissants que des images aux millions de pixels que je ne regarderai jamais. Je ressors, sourire aux lèvres, avec l’impression d’avoir profité de la quintessence de la soirée, tandis qu’à la table d’à côté, ce jeune couple n’aura fait acte que de présence, absorbés par leurs écrans. Elle, hypnotisée par les derniers exploits shopping d’une influenceuse, lui swipant avec si peu de discrétion sur Tinder. Demain, direction une salle de concert, je renouvellerai l’expérience en espérant qu’elle ne soit pas gâchée par des centaines, des milliers de lumières de quinze centimètres par sept.