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Mais où est donc passé le cinéma de patrimoine ?

Notre ère est celle de l’immédiateté. Vitesse de l’information, des modes, empêchant recul et réflexion à une génération que l’on surnomme « zapping ». Cet état d’urgence favorise l’oubli et se moque d’un passé pourtant fort propice à expliquer le présent. Les avis ont remplacé les opinions, et l’air de rien, cela fait une sacrée différence. Quant à la culture, on affirme aujourd’hui sans ciller qu’on la consomme. L’audiovisuel ? On le dématérialise en le résumant par les mots « téléchargement » et « streaming ». Une série chasse l’autre ; l’offre est pantagruélique. On ne regarde plus jamais rien deux fois et l’idée même de construction culturelle fuit bon nombre de spectateurs des générations Y, Z et plus. Et le cinoche dans tout ça ? Quid du cinéma dit « de patrimoine » (ces films dont la sortie cinéma excède les dix ans comme le définit le C.N.C) ? Comprenons-nous bien, ce n’était pas mieux avant et la décennie 2010 a brillé comme les précédentes. Si, si, regardez bien : entre le trentième Marvel et une dystopie adolescente basse du front, se sont distingués une pelleté de chef- d’œuvre signés David Fincher, Hirokazu Kore-eda, Paul Thomas Anderson, Andreï Zviaguintsev, etc.

Voilà : ça, c’est le début du problème. Parce qu’on parle de cinéma russe, on s’imagine déjà s’emmerder devant ce plan fixe de quatre heures sur un couple isolé dans une pièce et qui ne se parle pas. Et pourquoi fantasme-t-on un cinéma de l’Est chiant comme la pluie ? D’abord parce qu’on n’a presque plus jamais l’occasion de se confronter à ce type de proposition à la télévision. Si les directeurs de chaîne s’en lavent les mains en affirmant tranquillement que le cinéma d’hier, et/ou plus exigeant, n’intéresse plus, c’est d’abord parce qu’ils ont arrêté de le diffuser.

J’en ai fait, une fois de plus, l’amère expérience lors du 11 Novembre dernier. Après les commémorations du matin et un traditionnel bon déjeuner, le canapé me convoque mais le constat est hélas sans appel : à la télé, rien ou presque. Je ne parle évidemment pas des chaînes cinéma, ou de Netflix qui propose tellement qu’on s’y perd, mais des historiques qui se regardent sans abonnement. Alors, oui, le bon élève habituel se signale tout de même : Arte diffuse Alexandre le bienheureux d’Yves Robert, merveilleux hymne à la fainéantise qui anticipe mai 68 et possède de surcroit les traits de notre belle campagne eurélienne – pour les curieux, le film fut tourné entre Alluyes et Dangeau. Mais sur les autres canaux, le néant. C’est pourtant en ces jours fériés que l’on pouvait découvrir, dans mon adolescence pas si lointaine, un classique d’Howard Hawks ou Steve McQueen à moto dans La grande évasion ; du cinéma accessible à tous, populaire avec un « P » majuscule.

En fouillant un peu dans le programme télé, on pourrait croire que certains font des efforts… C8, par exemple, qui eut comme une révélation au printemps 2021 avec sa case du lundi soir : des westerns de Ford, des comédies dramatiques de Vittorio De Sica (et pas les plus évidentes, en plus). Génial ! Sauf que, apoplexie « hanounesque » oblige, le programme ne débute qu’après 21h30, ce qui empêche la sauce de vraiment prendre.
Et au passage, joli mépris envers ces professions qui embauchent de bonne heure et qui se voient condamnées à se coucher au milieu de la nuit pour profiter d’un divertissement de qualité…

France 3 s’essaie aussi un peu à la chose, en début d’après-midi, le dimanche (après avoir tenté la semaine entière), mais ce n’est pas la prise de risque qui les étouffe. Gabin, Belmondo et énormément de comédie – le genre qui rassure. Mais qui est au courant de ces diffusions ? Communication ? Zéro. Sur France 2, le ciné-club apparaît, disparaît, réapparaît depuis des années, tandis que le mythique Cinéma de Minuit a changé plusieurs fois de chaînes, de jours et d’horaires durant les dix-huit derniers mois sans émouvoir personne, preuve d’une agonie certaine.
M6, enfin, profitant de l’aménagement de la loi visant à protéger les cinémas, a foncé sur la case nouvelle du samedi soir à grand coup de… comédies avec Kad Merad. Le risque ? Connaît pas. Montrer un vieux film ? En noir et blanc ? T’es fou ou quoi, boomer ?

C’est le premier malheur du cinéma, accusé de trop faire son âge. Bien sûr, la technique défaillante du début du XXe siècle peut rendre la chose ardue et les copies ne sont pas forcément à la hauteur. Sauf que cela n’a rien à voir avec la qualité intrinsèque des films, ce qu’on finit par confondre. Personne ne comparera un tableau de Caravage avec les impressionnistes en disant que l’œuvre du premier est trop âgée… Et pourtant, près de 3 siècles les séparent, alors que le cinéma a tout juste cent ans. L’art n’a pas d’âge, en vérité. Il y a une histoire ; celle des formes, qui évoluent, se répètent, implosent, explosent, ce que vous voulez. Mais une vieillesse supposée, certainement pas. Voyez L’aurore de Murnau ou L’inconnu, de Tod Browning, deux merveilles muettes, cuvée 1927. Et dites-moi si, comme lorsqu’on débouche un vieil alcool, l’émotion ne vous saisit pas…

Et puis d’abord c’est quoi, un « vieux film » ? 20 ans, 30 ans ? Et si je vous dis 70, 80, vous faites un malaise ? Ce n’est pas la préhistoire, juste l’époque de vos parents ou de vos grands- parents. Aujourd’hui, le voyage dans le temps a ses limites. Pour beaucoup, le cinéma débute à la fin des 70’s, avec le premier Star Wars aux States et les comédies du Splendid chez nous. Voilà, ça, ça passe ; ceux-là ont la carte. Avant ? Mais il n’y avait rien, avant, voyons ! Le plus déprimant, c’est que cet intérêt pour les cinémas d’hier fait désormais de vous un élitiste. Un intello. Un snob. Paul Schrader, scénariste de Taxi Driver et Raging Bull, l’expliquait récemment : le cinéma, c’est la musique classique de demain.

Si vous aviez le malheur de répondre Bach ou Mozart à des inconnus qui vous demanderaient ce que vous écoutez, à la table d’un mariage par exemple, c’est de la stupéfaction que vous liriez dans leurs yeux ! Alors que l’atrocement impersonnel « Ce qui passe à la radio » récolterait son lot de sourires convenus et tous retourneraient à leur coupe de champagne tiède…

Il en sera bientôt de même avec le 7e art.

Aujourd’hui, le seul besoin d’actualité et de renouveau a remplacé le désir de qualité, et paradoxalement, de curiosité.

On aime encore les films, mais le Cinéma plus vraiment…

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