À la maison, enfermés en famille, punis pour des fautes que nous cherchons encore, nous faisons face parfois à un sentiment d’étouffement. Même les rapports les plus simples peuvent hérisser, la redondance d’une posture qui irrite, toute l’horreur de la routine quotidienne portée à un statut de dogme ininterrogeable… Désespérant… C’est pas franchement notre tasse de thé à la rédak’ de se laisser aller à de mornes lamentations sans se bouger les neurones ! Epik est donc allé fouiller dans ses vieux livres — parce qu’on ne pouvait plus en acheter, il paraît qu’à un moment c’était non essentiel… — et vous propose un éclairage pratique de cette fameuse citation en la bousculant un petit peu ! D’ailleurs, parmi les vieux bouquins, on a ressorti aussi Borges qui nous indique pour sa part que « Dans chaque Homme il y a toujours deux hommes, et le vrai, c’est l’autre ». Oui mais lequel ?
Cette citation de Jean-Paul Sartre est l’une de ses plus célèbres. Elle illustre sa position de philosophe existentialiste et est également l’une des citations les plus souvent mal comprises tant en philosophie qu’en psychologie. Voici une explication de ce que Sartre voulait vraiment dire par « l’enfer, c’est les autres ». La citation vient à la fin de la pièce Huis Clos que Sartre a écrite en 1943. Huis Clos dépeint l’arrivée de trois personnages – Garcin, Estelle et Inez – en enfer – qui se trouve être un salon . Alors que les personnages ont du mal à comprendre quel(s) péché(s) les a conduits en enfer, et quelle peut être leur punition, ils se rendent rapidement compte qu’il n’y a pas de tortionnaire. Pas de bourreau. Pas de flammes pour brûler éternellement leurs âmes. C’est juste les trois, pris au piège dans une impasse. Les autres personnages de la pièce sont pour ainsi dire la punition. La version complète de la citation met en évidence cette illustration de la philosophie de Sartre : « Tous ces regards qui me mangent… Ha, vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le grill… Ah ! Quelle plaisanterie. Pas de besoin de grill : l’enfer c’est les autres ». Le concept de « l’Autre » occupe une place centrale chez Sartre. La conscience n’est pas seule au monde. Il doit s’accommoder d’autres esprits, qui se battent également pour exister.
Comment puis-je interagir avec les autres ?
La seule défense dont on dispose est de transformer les autres, de les transformer en un objet pour ma propre conscience et avec ma propre caractérisation. Il faut se débarrasser des autres, s’échapper et se redonner à soi-même la liberté dont le regard de l’autre me prive. La conscience invente ce subterfuge pour continuer à exister en tant que sujet, dans ce qui constitue encore un autre effort pour résister à la tentative de subordination de soi par le regard de l’Autre. Opérer un repli sur soi pour réechanter simplement sa vie avant de revenir vers les autres. Cela ouvre un dilemme moral. L’altérité telle qu’on la conçoit en 2021 peut sérieusement s’apparenter à un enfer inextricable, avec tous ses dangers imminents rabattus par un pouvoir central régulant les rapports à l’autre ; à son commerçant, à son coiffeur, à son partenaire, à ses enfants même. « L’enfer c’est les autres » illustre parfaitement la difficile coexistence des gens : le fait que les autres – et leur regard – est ce qui m’éloigne et m’enferme dans un être particulier, qui à son tour me prive de ma liberté.
« Je est un autre »
Elle est également devenue une illustration intemporelle de la fluidité de l’être : puisque nous ne sommes déterminés que par la façon dont les gens nous perçoivent, une bonne action faite pour de mauvaises intentions sera perçue comme une bonne, et une mauvaise action issue de bonnes intentions sera considérée comme mal. Cette condamnation éphémère, plutôt que d’être une damnation éternelle comme c’est le cas pour les personnages de Huis Clos, est devenue une forme de liberté pour Sartre, qui a changé à plusieurs reprises sa position sur de nombreuses questions. C’est aussi une source d’espoir dans un contexte de plus grande incertitude tel que nous le vivons en ce moment. Et pour aller un peu plus loin si vous en avez envie, on peut même ajouter à cela le fait qu’une partie de nous-même nous est étrangère à nous-même, ce que Raimbaud exprime de façon lapidaire et contradictoire avec cette expression : « Je est un autre ». Ainsi, tout notre jugement des actions des autres partageant notre enfer nous renvoie également au propre regard que l’on porte sur soi. Derechef, Michael Jackson l’avait exprimé à sa façon dans l’une de ses plus belles recherches introspectives sous le titre Man in the mirror dont le refrain scande :
— I’m starting with the man in the mirror I’m asking him to change his ways And no message could’ve been any clearer If they wanna make the world a better place Take a look at yourself and then make a change – En français : — Je commence par l’homme dans le miroir Je lui demande de changer ses habitudes Et aucun message n’aurait pu être plus clair S’ils veulent rendre le monde meilleur Regardez-vous en face et faites un changement –
La conclusion est claire : si les autres vous gonflent, vous savez ce qu’il vous reste à faire 🙂