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Bleu de Chartres : la couleur en patrimoine

Entre nous, combien de villes sur terre peuvent se targuer d’arborer une couleur à leur nom ? La capitale eurélienne possède la sienne depuis le douzième siècle : le bleu de Chartres. Historique, spirituelle et artistique, cette teinte bénie des dieux rappelle l’omniprésence des couleurs et de leurs significations dans la vie quotidienne. Petit étalonnage symbolique et culturel. Façon «Code Pantone» de nos émotions.

Qu’il fasse grand soleil, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige, le bleu scintille. Il nous transperce, nous émeut, nous transcende et resplendit à travers la célébrissime rosace de la Cathédrale Notre-Dame de Chartres. La clarté y pénètre comme par magie dans un élan stendhalien, métaphysique et sacralisé. Sa teinte spécifique constitue d’ailleurs l’un des principaux attraits de l’édifice inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco.

Mais alors, pourquoi parle-t-on de bleu de Chartres ?

Parce qu’il n’y a qu’ici que vous contemplerez une telle nuance. Bon nombre de réalisations similaires ont aujourd’hui disparu du fait des guerres, des catastrophes et autres sales coups de l’existence. Point de surprise, les verrières s’ouvrent sur la cité beauceronne (et sur le monde) depuis le douzième siècle. Afin de les mettre en œuvre, les artisans chevronnés recoururent à un fondant sonique dans lequel était incorporé du cobalt en provenance de Russie.

Ils y ajoutèrent un opacifiant nommé antimoine ainsi que du cuivre et du fer. De fait, le bleu mystique ne s’altérait pas. Contrairement au rouge et au vert davantage soumis à l’irréversible passage du temps.

GRÂCE DIVINE

En découle une expression suprêmement novatrice de la lumière céleste et visible à l’œil nu sur le vitrail « Notre-Dame de la Belle Verrière » situé côté sud, dans le déambulatoire. Ornementé de 175 interprétations de la Vierge Marie, l’ensemble constitué de trois panneaux est unanimement qualifié de «Joconde des Vitraux ». Il se trouvait au départ dans le chœur de la cathédrale romane. Suite au terrible incendie de 1194, les panneaux survécurent et se retrouvèrent enchâssés au sein de la nouvelle architecture gothique.

Un tour de force artisanal qui a connu quelques légères modifications. Durant le XIIIe siècle, la composition change subtilement. De sodique, le verre devient potassique. Kézaco ? Une matière conçue à base de cendre de hêtre donnant

aux vitraux une teinte un peu plus assombrie. Vestige immuable de cet art médiéval dont la cathédrale reste l’un des plus précieux archétypes, sa rareté fut miraculeusement préservée grâce
au travail d’éminents spécialistes. Parmi lesquels Michel Petit, maître-verrier chartrain qui, au début des années 90, restaura entièrement les vitraux pour en ressusciter la grâce originelle.

CHOUETTE PALETTE

Le fait d’évoquer la singularité d’une couleur n’est nullement anodin. Chaque teinte possède sa symbolique, sa signification propre depuis la nuit des temps. En vérité, la notion de pigment
fut inventée il y a près de quarante mille ans. À l’époque antique, les Égyptiens recouraient déjà à une gamme de six couleurs : le blanc, le noir, le bleu, le rouge, le jaune et le vert. Une base qui a su évoluer au fil des siècles et en fonction des divers courants artistiques. Car la couleur siège au centre du processus créatif. À l’image des formes, des textures, des perspectives ou des espaces, elle n’a jamais cessé d’être analysée, citée, théorisée sous bien des aspects.

Pendant longtemps, l’homme a cru que les multiples teintes ne naissaient qu’à partir des trois couleurs primaires : le rouge, le jaune et le bleu. Plus tard, le scientifique Isaac Newton imagine une roue particulière (le disque chromatique) qui intègre ce signifiant trio agrémenté de trois à quatre couleurs secondaires. Puis ce fut au tour de Goethe, le poète allemand, de se pencher sur la question. Selon lui, les couleurs se composent principalement d’ombre et de lumière. Le postulat tombe à pic et permet d’élargir le spectre de manière spectaculaire.

D’ART D’ART

On l’a vu. Le bleu fut l’une des couleurs les plus prisées au Moyen-Âge. Du fait de son caractère de sérénité, de noblesse et d’élévation. Mais un autre mouvement artistique va considérablement chambouler la donne. Il s’agit de l’Impressionnisme fondé sur l’essence même de la couleur et sur les différents moyens de la représenter. Rien de surprenant à ce que Corot, l’un de ses inspirateurs, peigne en 1830 la Cathédrale de Chartres sous un angle novateur, mêlant lui aussi l’ombre à la lumière. Ces deux éléments fondamentaux siégeront au cœur de l’univers pictural de Monet, Manet ou Degas. Instigateurs d’une technique si envoûtante qu’elle retentit jusqu’à aujourd’hui.
C’est notamment le cas de l’œuvre d’Antoine Vincent, peintre chartrain dont la très belle rétrospective s’est récemment déroulée dans l’enceinte privilégiée de la Collégiale Saint-André.

In fine, cette tendance conceptuelle va se concrétiser plus en profondeur lors de l’avènement de l’Expressionnisme. Incarné par Kandinsky, ce mouvement révolutionnaire choisit d’explorer de fond en comble les effets de la couleur sur la destinée humaine. Tout en élevant l’art à un rang plus allégorique.

Dans son traité Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1911), le peintre abstrait d’origine russe imagine une grille de lecture des différentes couleurs en attribuant à chacune des émotions et des sonorités. Concernant le bleu, il écrit ceci : «Le bleu profond attire l’homme vers l’infini. Il éveille en lui le désir de pureté et une soif de surnaturel ». Tout est dit.

QUÊTE DE SENS

Au siècle dernier, un nouvel échelon est gravi. Avec Yves Klein et le Suprématisme, le bleu (encore lui) devient un symbole pop. Le mouvement d’avant-garde consiste à réduire la peinture ou la sculpture à leur forme la plus simple. Traduction : seuls les composants purement physiques sont mis en valeur. Libre à vous d’en interpréter la signification selon votre ressenti intime. L’idée est tout bonnement éniale et annonce les expérimentations à venir dans tout un tas de sphères (ré)créatives. Au cinéma, combien de réalisateurs plasticiens hein ? Il y en a plus d’un. De Stanley Kubrick à Martin Scorsese en passant par Alfred Hitchcock, Federico Fellini, Pedro Almodovar, Jacques Demy ou Akira Kurosawa, nombreux sont ceux qui ont hissé la valse des couleurs jusqu’aux plus hautes strates du divertissement. Titillant à la fois l’esprit et la rétine. Il en va de même avec la zique. Et notamment le Jazz. L’un des plus grands disques de Miles Davis ne porte-t-il pas le doux nom de Kind of Blue ? Bah si.

En fait, les couleurs définissent notre quotidien, bon gré mal gré. Qu’ils soient chauds ou froids, les pigments véhiculent autant de notions existentielles subrepticement intercalées sous la forme de messages subliminaux. Avez-vous la main verte ? Plutôt dans le rouge, du genre à broyer du noir ou plutôt cordon bleu ? Illustrations de l’apaisement, de la colère, de la fiabilité, du danger, de l’amour, de la passion, du désir et de la sexualité, vous les croisez à tous les étages. Dans les bouquins de développement personnel que les gens s’arrachent en ces temps incertains, sur les logos de prêt-à-porter (« United Colors », ça vous rappelle quelque chose ?), les enseignes de cosmétiques, les bulletins électoraux, les chaînes de téloche, la formule entrée- plat-dessert, les boîtes de médocs, la carte des vins, les bagnoles de sport, les packagings, les sticks à lèvres, la lingerie fine. Mais aussi dans les salles de théâtre où le vert est prohibé, les sex- shops et leurs chatoyants rideaux rouge vif. Du blanc immaculé au noir ténébreux, du jaune canard au carré rose, il y en a pour tous les goûts et toutes les couleurs… Revenons à nous. Là tout de suite, quelle carnation vous définit ?

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